94 a révélé de nombreux nouveaux artistes qui, dès le premier
album se sont imposés dans le paysage musical international. Parmi eux :
Beck, Oasis, Portishead et surtout Jeff Buckley qui, en l'espace de six
mois, a atteint un statut quasi-mythique par le biais d'un album
lumineux, "Grace", et de concerts magiques. Rencontre et description du
phénomène à l'occasion de sa première tournée française.
Scott Moorhead a vu le jour le 17 novembre 1966 à Los Angeles. Son père
l'ayant abandonné peu après sa naissance, c'est sa mère, Mary Gilbert,
qui l'éleva. De son propre aveu, il reconnaît avoir eu une enfance et
une adolescence assez libres. Initié très tôt à la marijuana et surtout
à la musique par sa mère, violoncelliste classique et par son beau-père,
garagiste de son état, et grand amateur de rock. "Quand un adulte me
demandait ce que je voulais faire plus tard, je lui répondais toujours :
je veux faire de la musique". A l'âge de huit ans, il rencontre
brièvement son père, Tim Buckley, artiste mythique des 60's (voix
flirtant avec les anges, musique évoluant de la pop-folk au jazz
céleste, carrière menée à l'encontre de toute logique de succès
commercial). Il ne le reverra plus jamais car celui-ci meurt deux mois
plus tard, le 15 juin 75, d'une overdose. Il avait à peine 27 ans.
Quelque temps plus tard, après que sa mère ait divorcé, il choisit de
prendre le nom de Jeffrey Scott Buckley, acceptant le lourd héritage que
représente ce nom et marquant ainsi son attachment à ce père qu'il
connaît uniquement à travers ses disques et ce les autres disent de lui.
Mercredi 8 février - ToulousePremière étape le 8 février à Toulouse, la magnifique cité des bords de la Garonne. Ville étonnante tant par la richesse de son patrimoine (les innombrables bâtiments en briques roses, Le Capitole...) que par la jeunesse de ses habitants (plus de 110 000 étudiants !). Le Bikini, belle salle située dans la banlieue industrielle de Toulouse, affiche donc complet. Le public est jeune (hormis les "vieux" fans du père), connaît Grace par coeur et attend beaucoup de ce concert. La première partie est assurée mollement par les hollandais de Bettie Serveert qui, heureusement, quitteront, sans gloire, la tournée le soir-même. La tension est palpable dans la salle lorsque soudainement le public laisse échapper un cri de bonheur au moment où apparaissent Jeff et ses musiciens. Arrivé le plus simplement du monde, il capte immédiatement le regard et l'attention grâce à son extraordinaire charisme. Chevelure ébouriffée, regard habité, sourire désarment de naturel, aisance désinvolte : il existe une ressemblance troublante entre ce personnage et le Jim Morrison des débuts ! D'emblée, la salle est sous le charme. Buckley saisit un bottleneck et entame l'intro de Last Goodbye. Juste après, Dream Brother instaure un climat mystique avec ses intonations orientales et ses montées de tensions. Le texte évoque à mots à peine cachés le souvenir de Tim. Quelqu'un dans la foule crie : "Get your soul out !". Oui, c'est de cela qu'il s'agit. Buckley dévoile son âme. Non pas par exhibitionnisme complaisant mais plutôt pour évacuer un trop plein d'émotion et le faire partager. Vient ensuite So real. Puis, Jeff se lance dans une longue introduction où se mêlent chant aérien et arpèges éthérés et attaque brutalement Mojo pin. Le morceau s'élève jusqu'au final où sa voix est au bord de déchirure. Aux premières notes de Grace, les gens manifestent leur plaisir. Ce titre, après ses passages répétés à la radio et à la télé se révèle être un "hit" inattendu. La version live diffère peu de la version studio. Lilac wine débute sur une suite d'accords dissonants et torturés avant de retomber sur le climat en apesanteur de la version de l'album. Jeff s'approprie avec une grande facilité ce chef d'oeuvre de Jonas Shelton (un illustre inconnu) qui a été popularisé par Nina Simone. What will you say, un nouveau morceau qui déçoit un peu. La mélodie est facile et l'émotion semble un peu forcée sur ce titre, en retrait par rapport au reste du répertoire. Eternal life apparaissait sur le Live at Sin-é dans une version dépouillée et avait déjà été durci sur Grace. Sur scène, il devient carrément sauvage. Impressionnant ! Hallelujah est un des titres les plus attendus du public. Sur cette chanson de Léonard Cohen empreinte d'une grande spiritualité, la voix de Jeff Buckley atteint des sommets de pureté. Un ange passe... En rappel, nous aurons droit à un autre inédit, un morceau qui ressemble assez au Cure - période Disintegration. "Nous jouions à Vancouver et il y avait une pression pour que nous enregistrions une face-B. Nous avons travaillé sur une idée de Michael. Mais la chanson n'a pas de forme définitive, nous la modifions chaque soir. Je n'ai pas vraiment le temps d'écrire en tournée. Non... seulement des petits bouts de mélodie, de riff, de texte, quand j'arrive à m'isoler quelques instants. Par contre, le fait de beaucoup voyager apporte des idées particulières et renouvelle mon inspiration". Le concert se termine sur l'hypnotique Kangaroo d'Alex Chilton et Jeff Buckley quitte la scène, sous les acclamations du public, conquis. Dans la loge, deux groupies essayent vainement le séduire. Il les éconduit poliment, restant en toutes circonstances aimable et attentif à tout ce qui se passe autour de lui. Il m'apprend qu'il vient de refuser la première partie de la tournée Page/Plant. "Je ne jouerai jamais dans les stades... Tu me vois chanter "Lilac wine" devant les hard-rockers ! Non, c'est impossible. Mais c'est un honneur et une chose incroyable qu'ils me l'aient proposé". Visiblement, il a du mal à réaliser l'engouement phénoménal dont il est l'objet et il semble désorienté par cette vie épuisante, privée de repère qu'il mène actuellement. "Le contrôle de ma vie m'échappe un peu. On me dit quand je dois me lever, où je dois aller, à qui je dois parler, on me donne de la norriture qui ne me plaît pas forcement... Je rêve parfois de pouvoir aller dans un magasin, de m'acheter un morceau de pain et de faire mon propre sandwich ! Pour ne pas déprimer, je dois me concentrer sur la seule chose qui m'intéresse vraiment : jouer !". Epuisé, il prend congé de nous et se dirige vers le bus où une courte nuit de sommeil l'attend.
Jeudi 9 février - MontpellierMontpellier, ville du sud en constante mutation qui génère une activité culturelle et rock en particulier, très vivace. Le concert a lieu à Victoire 2, une salle pas particulièrement accueillante et qui manque de chaleur. Pourtant, à peine Jeff et le groupe entrent sur scène, on ressent quelque chose de fort et d'inexplicable. L'attention est plus grande, le public réagit instantanément et communique réellement avec la musique. Silencieux, les yeux rivés sur Jeff lors des passages calmes et introvertis ou totalement déchaîné lorsqu'il se retrouve pris dans le tourbillon sonore d'Eternal life ou Kangaroo. L'ordre des morceaux n'est pas le même que la veille : "Chaque soir est différent. Il n'y a pas de liste établie. De même que chaque chanson est jouée différemment selon l'atmosphère et l'humeur". Les titres s'enchaînent. Des versions époustoufflantes, tendues à l'extrême de So real et Lover, you should've come over. Pour contrebalancer cette tension, Jeff dialogue et plaisante avec le public, répondant du tac au tac. A un imbécile "Tim Buckley !", il rétorque un cinglant "You're at the wrong concert, baby !". Il rejette toujours assez vivement toutes les comparaisons avec son père. "J'espère que les gens n'oublieront jamais Tim. Car ils ne le peuvent pas ! Mais je n'écoute pas ses disques pour avoir de l'inspiration. J'ai d'autres héros !". Vient Hallelujah entrecoupé d'un couplet tiré du I know it's over des Smiths, l'un de ses groupes favoris. Il cite d'ailleurs fréquemment Johnny Marr parmi les guitaristes qui l'ont le plus influencé. Le concert se termine, comme la veille, par Kangaroo. Mais alors que les roadie commence à éteindre les amplis et que les lumières de la salle se rallument, le public, encore sous le choc de ce concert "magique", ne cesse de hurler et d'applaudir. Tant est si bien que Jeff revient. Il remercie encore et encore. Il est sincèrement touché par cette marque d'amour. "Tout ce que je peux espérer du public, c'est qu'il sourit, qu'il crie... Alors, je dis merci et je les crois totalement". Il se livre à quelque pitreries. Parodiant un tube dance du moment ou jouant un intro des Stooges. Et se lance dans une version échévelée de The way young lovers do. "J'ai repris cette chanson car un jour Michael m'a dit qu'il avait rêvé que nous la jouions tous les deux. Donc, je l'ai fait ! J'ai réalisé après coup que certains pouvaient trouver présomptueux de s'attaquer à un tel morceau. Mais finalement, ce n'est qu'une chanson... Elle sonne un peu jazzy car à l'époque, j'écoutais du jazz à longueur de journée". Acclamations. Jeff sourit, lance un dernier "Bon rêves !" et s'en va. On le laisse partir à contre-coeur.
Vendredi 10 février - LyonVendredi 10 février. Arrivé à Lyon en début d'après-midi, à travers les embouteillages et la bruine, dans cette ville dont l'image pâtie actuellement des démêlés médiatico-juridiques de son maire. A 15 heures précises, a lieu une mini-conférence de presse, histoire d'approfondir le sujet et de mieux faire connaissance avec cet artiste si attachant.Qu'est-ce que la Grace signifie pour toi ? Ce n'est pas religieux, ni mystique. C'est très ordinaire. C'est cette chose qui rend les gens divins. C'est une qualité que j'apprécie énormément chez une personne. Particulièrement chez un homme car c'est très rare. Que penses-tu des critiques qui trouvent que Grace est surproduit ? Il y a un journaliste à New York qui m'adorait lorsque je me prosuisais en solo à Sin-é. Et subitement, quand Grace est sorti, il a déclaré : "J'ai été fou d'aimer Jeff Buckley ! Son album est totalement sur-produit. Bla-bla-bla ...". Il pense que je l'ai trahi car j'ai évolué. Quand je crée en studio, j'ai la possibilité d'expérimenter toutes les idées que j'ai en tête. Je peux dire : "J'ai besoin de ceci ! Je ne veux pas de cela !". C'est une sensation fantastique de pouvoir donner une existence à des sons, des émotions qu'on a en soi. La plupart des chansons de l'album exprime la difficulté à gérer une rélation amoureuse et le déchirement qu'amène une séparation. Que t'a apporté le fait d'écrire ces chansons ? De mes expériences amoureuses et de ce que j'ai exprimé dans Grace, j'ai appris à ne pas me reposer entièrement sur quelqu'un et à ne pas vivre à travers une personne. En Europe, les critiques sont unanimement favorables alors qu'aux Etats-Unis cela semble différent. Comment expliques-tu cela ? En Amérique, un critique rock très influent, qui écrit dans de nombreux magazines et dont l'opinion fait autorité, m'a carrément insulté ! Il pense que je suis perturbé, que je ne sais pas où je vais, que je m'éparpille. Il n'arrive pas à me cerner, à me classer et de ce fait, me rejette en bloc. Je ne suis pas dérangé ! Il y a juste que je ressens différentes émotions et que je les exprime de différentes manières, avec différents sons. Car c'est comme cela que ça doit sonner ! Les gens ont plusieurs personnalités à l'intérieur. Mais ils sont toujours eux-mêmes. Ils peuvent être naturellement sereins ou torturés. Chacun a en soi des états, des sentiments totalement opposés. Et la musique reflète ces paradoxes. Tous les arts le font. Mais la musique probablement plus que d'autres. Il y a quelque chose de spécial avec la musique qui rend les gens "fous" dès qu'ils l'écoutent. Ils la détestent ou ils l'adorent mais elle provoque plus de réactions qu'un film, une sculpture ou une peinture. C'est un art étrange... Celui qui se rapproche le plus du rêve. Je ne peux pas expliquer ou formuler un son. J'aimerais mais je ne peux pas. Quels sont les artistes dont tu ressens le plus l'influence ? Je crois que les artistes qui m'ont le plus marqué sont ceux que j'ai écoutés étant enfant comme Led Zeppelin, Joni Mitchell, MC5, Billie Holliday, Nina Simone, Patti Smith, John Lennon puis, plus tard Siouxie (j'ai beaucoup d'elle dans ma voix), Nick Cave (surtout quand il était dans Birthday Party), les Smiths... Je suis fans de milliers de gens. En les écoutant, ils me rappellent toutes les possibilités d'expression. C'est cela l'inspiration ! Actuellement, il y a toujours beaucoup de bonnes choses mais elles sont plus underground. L'émulation est une chose importante. C'est la raison pour laquelle les années 60/70 étaient si fantastiques. Il y a eu les Beatles et tout le monde a fait : "Oooouuaaahh!", puis Jimi Hendrix : Woohh ! On peut faire ça !" et ensuite James Brown, les Stones, les Beach Boys, les Doors, etc... Les structures de tes chansons sont assez éloignées des formats habituels de la pop... Oui, j'ai entendu tant de chansons bâties sur le même moule (couplet-refrain-couplet-refrain-pont-fin) que ça ne me satisfait plus. Je préfère avoir une approche plus libre de l'écriture. De ce point de vue, Bob Dylan est une de mes principales influences. Je n'ai que des éloges à lui faire. Il a rendu la poésie vivante et actuelle, alors que c'était quelque chose de dépassé. Et il a constamment renouvelé les règles de ce que doit être un artiste rock moderne. Je l'ai rencontré une fois. J'étais terrifié et il m'a dit quelque chose que je n'oublierai jamais : "Make a good album, man ! Just make a good album !". Et j'ai fait Grace. Justement, comment vois-tu ton prochain album ? En devenant un meiileur artiste, j'aimerais être plus capable d'exprimer la joie, le bonheur. Je ne veux pas être comme Sisters Of Mercy, toujours dépressif. J'aime Sisters Of Mercy mais je veux que ma musique reflète chaque part de ma vie. Tout ce que j'ai à faire, c'est m'exprimer, être moi-même. Je ne dois pas me cristalliser sur ce que j'ai déjà fait. Mon succès sera de réussir le prochain album. L'entretien aurait pu encore se prolonger mais le manager intervient sèchement pour y mettre fin. Dommage ! Le soir-même, retour au B-52, un club de petite taille, à l'atmosphère feutrée, cadre idéal pour un concert intimiste et chaleureux. Le début du concert est perturbé par un petit problème de cablage que Buckley détourne à son avantage en se lançant dans une improvisation a capella pendant que le roadie s'affaire à changer le cable défaillant. Le concert se déroule ensuite normalement mais la performance de Jeff est un peu en-dessous de ce qu'il peut faire. Lui et son groupe semblent fatigués et un peu absents, ce soir-là. Comme s'il y a quelque chose dans l'air qu'il n'arrivait pas à saisir continuellement. D'un Mojo pin débordant d'intensité électrique, il passe à un Lilac wine approximatif. Mais il ne perd pas pour autant sa formidable aptitude à dialoguer avec le public, à l'amuser pour mieux asséner ensuite un Eternal life dévastateur.
Samedi 11 février - ParisSamedi 11 février. Jeff est de retour dans la capitale françcaise, ville qu'il affectionne tout particulièrement étant un grand fan d'Edith Piaf. Vers 18 heures, après le sacro-saint rituel de la balance, il restera près d'une heure avec Michael Tighe à perfectionner les arrangements de So real. Preuve qu'il n'est pas lassé par ses chansons et qu'il cherche constamment à les améliorer. Le soir venu, on sent qu'il y a une pression particulière à Paris : France-Inter enregistre le concert, une équipe de M6 s'est déplacée pour effectuer un reportage et on remarque la présence de nombreux journalistes, photographes et autres "personnalités". Le Bataclan est évidemment plein. Le public parisien accueille Jeff Buckley dans une grande clameur. Les photographes se ruent sur leurs appareils ("Seulement pendant les trois premiers morceaux et surtout, pas de flash !"). "Qui était là, la dernière fois ?" demande-t-il avec un grand sourire. Après 1 h 30 d'une performance intense, Il offre un long rappel en solo avec une splendide version de The way young lovers do, un medley d'airs de Piaf et un long et solennel Hallelujah qui s'élève dans un silence de cathédrale.On sort de là ébranlé. Plus fort, plus vulnérable. A la fois seul et comme faisant partie d'une communion de pensée. En tout cas, ce qu'apporte Jeff Buckley et sa musique, c'est de ressentir plus intensément. Nul ne sait comment il va évoluer mais le souvenir de ces concerts et la magie de Grace resteront. Il sera de retour en France début juillet, à l'Olympia, au festival de Fourvière à Lyon et aux Eurockéennes de Belfort. Quant au prochain album, il faudra patienter jusqu'au printemps 96. Entre temps, Buckley devra éviter de se faire happer par la spirale du succès et résister aux démons qui ont emporté son père et tant d'autres. La meilleure chose que l'on puisse lui dire ? "Make another good album, man !". Philippe Perret
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